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Il est des livres qu’on tarde à ouvrir, et dont la présence pourtant peut-être vous appelle : c’est le cas du petit livre, publié à L’Echappée Belle en fin 2021, que je retrouve tout mince dans une pile, et que je regrette d’avoir négligé jusqu’à ce jour…


On connait l’auteur, qui se présente ainsi :

« Jean-Pierre Klein, né en 1939 et depuis lors, commençant de mourir, il ne sait jusqu’à quand… »

Extrême laconisme pour résumer la biographie d’un écrivain qui est aussi psychiatre, chercheur en psychothérapie, directeur et fondateur de la revue Art et Thérapie (1981) et de son institut, INECAT, dédié à l’art-thérapie et la médiation artistique en relation d’aide, auteur de nombreux essais dont on peut retrouver les titres sur sa page wikipedia, et auteur d’une cinquantaine de pièces de théâtre dont une quinzaine ont été représentées.


Les écrits de Jean-Pierre Klein sont également traduits dans de nombreuses langues, de l’anglais au roumain, en passant par le coréen, le japonais ou le basque, l’italien et le portugais… et son action a été récompensée par diverses distinctions et médailles…

L’auteur nous offre, avec Enjamber la mort un bref opus d’une très grande force – non seulement un texte poétique, où le « joli » n’a pas sa place, mais la réalité du corps qui s’épuise avec l’âge, la maladie – une présence qui s’annonce dans le poème liminaire par des images m’évoquant le Christ du retable d’Isenheim, ou la décomposition des corps dans les tableaux d’El Greco et les sculptures de la Contre-Réforme :

Peau qui desquame
n’arrête pas le prurit.
jusqu’au sang
jusqu’à l’os
jusqu’à l’âme
(mort incluse),
le temps me gratte,
décomposition,
de mon vivant même,
désintégration partielle,
cadavre anticipé,
non pas attaqué par les vers
mais se réduisant
de par sa propre force,
activement bien que sans méthode (…)

Cette vision initiale, dans la précision clinique des détails , agit sur le lecteur comme un memento mori – et au fond pourrait être un repoussoir, si l’on n’avait la promesse annoncée par la 4ème de couverture, dans un extrait non dénué d’humour, où le jeu d’osselets des mots et des os (qui constituent aussi le graphisme courant sur la couverture) mêle la vie et la mort dans les deux temps d’un même souffle, qui est l’agon, le combat des deux forces – tandis que l’auteur, qui ne nous épargne aucune souillure, aucune plaie, aucun détail trivial, reste « seul avec des mots sur (sa) peau », et s’en empare et s’en entoure comme une carapace, s emmaillote dans ces arabesques se consolide par du papier mâché

Rien ne tempère la noirceur de ce texte, dans lequel « les phrases comme des vertèbres/s’articulent » :

mon ossature m’enveloppe
et ma chair y adhère.
J’ajoute une cheville
Mon armure est prête qui me recouvre à peine
un peu sanieuse aux entournures
tachée de rose à l’aine
la colle se prend aux poils de ma poitrine
ma salive m’a quitté dans cette pâte (…)

Il n’y a nulle complaisance dans ce regard sur soi, sur l’enveloppe de ce soi qui parle, et qui parle à l’autre aussi, et s’interroge : « Je te survivrai ou tu me survivras (…) Le la de notre deuil désormais comme diapason (…)« 

Enfin, le corps dit, le corps écrit du locuteur « se démet » comme les sons, consonnes et voyelles qui le constituaient, le protégeaient : le lecteur parcourt avec lui cette dé-chéance à venir, qui le concerne aussi. Sans pathos, sans fioritures, sans ces enjolivures qui rendent la fin moins insupportable – juste un corps nu pour finir.

Ce mince recueil, sous sa couverture blanche comme un linceul, ouvre un gouffre où méditer, loin des manuels de « bien-être » qui fleurissent à notre époque – mais au plus près d’une réalité que chacun de nous devra affronter, à sa façon, avec les armes dont il dispose …
Ce parcours d’effacement est un remarquable et précieux exercice spirituel.