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J’ai découvert le travail artistique de Fiorenza Menini alors que je m’occupais de l’atelier de création de jeudi des mots autour de l’éphémère. Comment ne pas être touchée par une entreprise aussi poétique que la sienne, travail de fourmi attelée à prolonger la vie de ce qui est déchu? Car Fiorenza Menini recueille des feuilles « mortes » (qu’elle préfère nommer « feuilles d’automne en transition »), et par son travail réparateur, leur insuffle une beauté qui prolonge leur état passager de joyau coloré.

Artiste–photographe-vidéaste-performeuse, formée à l’université de Montpellier et à l’école des beaux-arts de Lyon, c’est à Nice qu’elle avait son atelier1. Ainsi qu’elle nous le confie, c’est après la perte de ce dernier , en plein confinement, que l’artiste s’est mise, pendant des mois, à « réparer », d’abord des pierres. Elle les a d’abord utilisées comme support d’écriture :

« Je crois que je voulais me montrer que je pouvais travailler n’importe où, dehors dans la rue, sur n’importe quoi. Car perdre un atelier c’est terrifiant pour une artiste. »

Si elle a choisi de « réparer des pierres », c’est surtout, dit-elle, dans l’intention de se réparer elle-même :

« Je ne pouvais faire que ça. Les pierres sont devenues comme un carnet de pierres. Je n’écrivais plus je réparais, sur la plage, dans le bus. Je ne pouvais écrire, je préférais inscrire les mots sur les galets. Le froid arrivant. J’ai été émue par une feuille. Je crois que j’ai pensé aux femmes, aux artistes femmes qui perdent leurs carrières, leurs possibles destins, pour disparaître en silence, tout ce potentiel, ces histoires à vivre, qui disparaissent. Alors j’ai ramassé cette première feuille et j’ai commencé à la réparer, comme si c’était une petite personne, un petit esprit qui se débat. »

photo Fiorenza Menini

Son travail sur les feuilles procède de la même démarche, mais soulève d’autres problèmes : on imagine ainsi qu’elle le souligne la difficulté à trouver préserver leur beauté, éviter qu’elles ne partent en poussière, dans la mesure où les feuilles choisies sont des feuilles déjà tombées, abîmées, et parfois même complètement pourrie dans le caniveau. « J’ai dû inventer des méthodes pour qu’elles deviennent ces feuilles réparées » ajoute-t-elle, avant de nous parler de sa méthode singulière, autant que sa démarche, car elle a raison de souligner

« À ma connaissance je suis la seule à réparer les feuilles d’automne. Il faut entre 17 et 68 jours pour réparer une feuille, c’est un long processus, chaque feuille est unique. » .

La réparation telle que la pratique Fiorenza Menini est inspirée de la philosophie du kintsugi. Cette technique ancestrale, découverte au XVème siècle au Japon, consiste à réparer un objet brisé en soulignant ses fissures avec de l’or, au lieu de les masquer. Le mot vient du Japonais Kin (or) et Tsugi (jointure), et signifie donc littéralement : jointure à l’or. L’art du Kintsugi est appelé le Kintsukuroi, signifiant « raccommodage à l’or ».

Il s’agit d’un processus de réparation long et extrêmement précis, se déroulant en sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. On dit même qu’il faut parfois un an pour réaliser le meilleur Kintsugi… De même pour les réparations de feuilles, dont l’artiste explique à propos de l’une d’elles :

« Celle-ci est réservée. C’est aussi une des plus attachantes. Elle est somptueuse dans sa fragilité et la beauté de sa survivance. Sous l’aplat de la dorure on voit le pourrissement qui s’est agrandi mais s’est essoufflé. Elle a gardé ses couleurs entre l’aube et le coucher… »

photo Fiorenza Menini

« Les réparations se font au fur et à mesure que la feuille change au cours du processus de réparation, qui peut prendre entre 17 et 68 jours (la plus longue)…

Il ne s’agit pas de « décorer » la feuille, mais bien de suivre par une réparation inspirée de l’esprit du Kintsugi, d’en suivre les mouvements de dépérissement : ici nous pouvons voir que le « sombre » est le pourrissement qui se poursuit au delà de la première réparation. Les lignes viennent ralentir le processus, la couleur est bien celle originale de la feuille. Les processus inventés pour cet acte proche de la performance, touchent aussi à préserver la souplesse et les couleurs, ce sont des heures d’attention et de soin pour une seule feuille. Sur un lot une seule ne partira pas en miette. Et sur celles-ci, quelques rares s’envoleront chez vous. Le processus de réparation« 

photo Fiorenza Menini

Quel est le devenir de ces feuilles amoureusement préservées par le travail de Fiorenza Menini? Elle les propose à de potentiels acheteurs en « community-based art » – voici ce qu’elle en dit :

« Plutôt que de vendre une œuvre en galerie à un prix normal pour les collectionneurs, je propose que le geste des réparations des feuilles d’automne (fin des réparations prévue fin janvier) soit acquis par un groupe d’internautes qui auront établi leur prix.
On acquiert ainsi une œuvre contemporaine, en soutenant une démarche artistique qui répare nos liens avec la nature et nous-mêmes sans produire d’objet, – action à l’opposé de cette période d’achat frénétique.
Le groupe devient acquéreur du geste. C’est une action « community-based art ».

Cela me permet de montrer que l’œuvre contemporaine peut être autre qu’une production d’objets ou de ventes en galerie. Qu’en temps de crise, il m’importe de définir la place de l’artiste, et surtout de l’artiste-femme. Et que créer est ici concevoir un acte réparateur, actuel et nécessaire.

J’aimerais aussi proposer et concevoir autrement le lien entre œuvre et un groupe de personnes qui en seront les acquéreurs ou les gardiens. Le récit qui va avec ces feuilles, se combine aussi dans le récit des autres. Là aussi la nouveauté est qu’il s’agit d’un récit plural de l’œuvre.« 

A la beauté des feuilles, à la beauté du geste réparateur, s’ajoute alors la beauté du geste pluriel de préservation de cet immatériel éphémère qu’est la beauté, dont nous sommes tous les gardiens émus, et solidaires.

Marilyne Bertoncini

note :

1 – pour en savoir plus sur l’artiste :

https://www.fiorenza-menini.com/dossier-pdf/?fbclid=IwAR3l6KRPdFswI_-66MBXIB81yyOxsDRB3PVC7aTqAhMlEIMqDQjfZPS3Lww

https://www.fiorenza-menini.com/cv-bio/?fbclid=IwAR2ibA9qeYll-LJJTjBF8OTDklOa-yod0PRVVP77sdj_0phtlZpKMzOv-i8