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Micronésie

(L’élément liquide)

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C’était la première et la dernière fois où

Je lisais Dostoïevski avec une telle intensité.

L’élément liquide préside à leur expérience du monde

Le tellurique au mien : atoll de Kwajelein

J’arpente les ruelles d’Ebeye les yeux pleins de portes cochères

Qui s’ouvrent aux avenues de Saint-Pétersbourg

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C’était la première et la dernière fois où

Je lisais Dostoïevski avec une telle intensité, dis-je

 (Car tout est possible et imaginable dans l’esprit vif et enflammé

De la jeunesse) leur point commun :

Tel ou tel navigateur qui, du temps des tzars,

Se découvre aux insulaires

A leurs échanges préside quelque parole nécessaire

On les consigne dans les livres de bords

On les consigne dans les chants

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Ma nature emportée me vaut presque un renvoi

Ma conscience me taraude encore, à trente années de distance

Pour tel geste, telle parole déplacée

Peut-être que j’en rajoute

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Ils rêvaient de neige, ces insulaires

En visionnant des DVD de sports d’hivers au Colorado

Et s’étonnaient qu’une boule de neige soit composée d’eau

Et d’eau uniquement

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Plus au nord, mais alors dans un de ces nord indéfinissables

Et bien plus éloigné du seul connu, japonais

S’étendaient des horizons peuplés de damnés qui ne pouvaient la boire,

Cette eau, sinon selon les rites prescrits par Chalamov

Car cela aussi, c’est la Russie, et tout ce qui à trait à elle,

Dans sa sainteté. D’ailleurs,

Le Maître de Peter est aussi passé par là :

Le camp est un lieu commun de l’espace eurasien,

Aussi intime qu’un poème de Pouchkine,

Et d’une plus large portée.

Sachez que Les Fleurs du mal retentirent en russe,

D’abord dans les mines de Sibérie, dixit Efim Edkin, l’éminent traducteur.

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Avez-vous déjà vu les corps des défunts

En février

Viande froide

Exposée à la vue de tous dans les antichambres de l’expérience orthodoxe ?

Quelle métaphysique !

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C’est assez singulier

Je touchais du bout des doigts le visage de mon grand-père qui lui aussi a eu son lot de rafles et de camps de 1944 à 1945

De coups de fouets et de coups de chaines à la vue de tous

Et dont jamais personne ne parlait

Lors de grandes réunions familiales

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Je ne dirais pas ce que toucher cette chair morte évoquait

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Les morts, enfin ce qu’il en restait,

Dit Chalamov,

On les jetait du haut des falaises de la Kolima

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Les Japonais, vaincus, se jetaient eux-mêmes, avec femmes et enfants,

Du haut des falaises de Saipan

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Les carcasses rouillées de leurs canons pourrissaient encore sous nos yeux dans les lagons

Où nageaient de jeunes Micronésiennes

Aussi belles que le jour naissant

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Je suivais la voie du Maître : j’effaçais le décor, le portrait, l’extérieur :

Seul comptait l’intime : ainsi de l’écriture.

Mais je rêvais d’idoles sauvées des eaux,

De tatouages diserts où s’étalaient les légendes comme au temps

Des fresques sur peaux

Avant l’arrivée des Missionnaires.

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Pas comme ce que j’avais sous les yeux : des jeunes femmes aux robes boutonnées jusqu’au col

Aux corps miraculeux

Aux corps outragés, aux corps méprisés par la nouvelle idole qui jaillissait d’un noir bouquin

Aux noirs dessins

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Non : me rendaient-elles visite, je leur ouvrais ma couche

Et mon cœur s’ouvrait au battement du leur

Voilà le secret de ce poème

Voilà la raison de cette longue étreinte

Par-delà les immensités des eaux, des espaces, des temps.

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Couvrons nos corps de vos légendes !

Imprimez lagons et êtres dans mes synapses !

Qu’ils se fondent dans mes gestes

Épousent mes formes mes morphèmes

Dans toutes mes langues jusqu’à ce que toutes mes langues expriment

Le komol de la gratitude !

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Sur le quai, à l’heure de l’ultime départ, les Insulaires

Pleuraient, disaient : nous le savons, nous le vivons :

Plus jamais nous reverrons.

Tout un monde, tout un poème est contenu, prostré dans cette larme

Qu’aujourd’hui encore, en Slave, j’expie

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Boris Lazic est traducteur, chercheur en littérature générale et comparée, au CTELA (Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des arts vivants) de Nice, auteur d’une thèse soutenue en 2009, La Relation du temps et de l’éternité dans l’oeuvre poétique de P.P. Njegos, – spécialiste de la littérature serbe, directeur d’anthologie, à retrouver ici

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