dessin de Jacques Cauda

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On ne lit plus les oeuvres d’Alfred de Vigny (1797-1863) , écrivain, dramaturge et poète français, mais aussi comte et militaire … Son poème « La Mort du loup » , dans le recueil Les Destinées, faisait partie des textes appris – jadis, ou naguère, j’hésite – je réalise toujours davantage que la notion du temps est singulière : née au milieu du 20ème siècle, j’appartiens au passé – qui ne me semble pas si loin pourtant – tout autant qu’au présent que je respire et vis. Mais les maîtres qui m’ont formée, les textes qui m’ont nourrie sont d’un autre siècle encore, auquel j’appartiens aussi – et il y a un réel vertige à se pencher sur la longue chaîne des transmissions qui nous a faits, et qu’il faut porter plus loin encore, pour le futur d’autres générations.

J’en reviens à la mort du loup, dont le souvenir m’est venu à propos du thème de La Matière Noire du poème. Cet animal porte le stigmate de nos pulsions les plus sombres – cruel, sanguinaire, caché au profond des forêts…

Et pourtant, quelle leçon d’humanité, et de dignité, le poète lit-il dans le regard du fauve :

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
– Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au coeur !
Il disait :  » Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.  »

Alfred de Vigny, Les Destinées1

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Jacques Cauda

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J’avais oublié l’e poème’apologue de Vigny, mais je viens de relire le magnifique poème qu’est le roman de Jean Giono Un Roi sans divertissement, et je ne peux m’empêcher de voir un écho à l’expérience d’échange de regard de l’animal à l’homme dans ce récit en trois volets, comme trois étapes d’une énigmatique parabole.

Langlois, capitaine de louveterie, y apparaît d’abord pour débarrasser le pays d’un meurtrier, M. V- on dirait un « sérial killer » sans doute aujourd’hui – dont les victimes sont retrouvées dans le creux en forme de nid d’un hêtre. Il y gagne la confiance et l’admiration du village, puis des galons de capitaine de louveterie, qui l’amènent de nouveau pour exterminer la bête qui terrorise de nouveau les paysans. Comme il avait été intrigué par M.V, le criminel, cherchant dans les ors et sacrements de l’église des réponses à l’énigme de ces meurtres, il est fasciné par son adversaire des bois, qu’il pourchasse et met à mort dans un rituel hiératique étrangement accepté par l’officiant et la victime qui communiquent en silence au moment fatal :

(Le loup) est couché dans cet abri que l’aplomb même du mur fait à sa base. Il nous regarde. Il cligne des yeux à cause des torches ; et, tout ce qu’il fait, c’est de coucher deux ou trois fois ses longues oreilles.

Sans Langlois, quel beau massacre ! Au risque de nous fusiller les uns les autres. Au risque même, au milieu de la confusion des cris, des coups, des fumées et (nous nous serions certainement rués sur lui de toutes nos forces) des couillonnades, au risque même de lui permettre le saut de carpe qui l’aurait fait retomber dans les vertes forêts.

– Paix ! dit Langlois.

Et il resta devant nous, bras étendus, comme s’il planait.

Oh ! Paix ! Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches-colombes.

Langlois s’avance. Nous n’avons pas envie de le suivre. Langlois s’avance pas à pas.

Au milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis, un fait nous éclaire sur l’importance de ce petit moment pendant lequel Langlois s’avance lentement pas à pas : c’est la légèreté aéronautique avec laquelle le fameux procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre.

Nous voyons aussi que, devant les pattes croisées du loup, il y a le chien de Curnier, couché, mort, et que la neige est pleine de sang.

Il s’en est passé des choses pendant le silence !

Langlois s’avance ; le loup se dresse sur ses pattes. Ils sont face à face à cinq pas. Paix !

Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l’air aussi endormi que nous.

Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains ; en même temps.

Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite !

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Si Langlois est fasciné par le loup qu’il subjugue à son tour – et dont on imagine qu’il est l’un de ses alter-ego – il est fasciné à mort, irrésistiblement attiré vers la mort, qu’il choisit éblouissante à la mesure de l’univers :

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« Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare : il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche. Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers. Qui a dit : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » ?

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Jacques Cauda

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Ecoute-t-on assez le loup en soi ? , demandent sans doute le poète Vigny, et Jean Giono le romancier. Quelle part d’animalité en nous – quelle part d’ombre, à maîtriser, à sublimer vers le meilleur, le « haut degré » où naissent l’art, le poème, et l’humanité.

21 septembre 2023

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1 – Dans l’essai « La Poésie précaire » de Jérôme Thélot, voir la belle analyse qui en est faite dans le chapitre 1,  » La Prière selon Vigny »