photo Paolo Zanardi, Berlin 2008

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Les mots…

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Les mots, je les ravale comme des larmes. Comme ils ne tiennent pas en place dans ma mémoire, je les cache où je peux, entre les pages d’un livre, sous une pile de linges ou dans quelque autre recoin de la maison. Quand je sors je les mets dans un sac que je dissimule sous mon manteau. Je fais attention à ce qu’ils ne s’échappent pas car je dois l’avouer, j’ai honte de mes mots. Je répugnerais à les lâcher dans la nature. Je les entends déjà me poursuivre en criant : – C’est lui ! C’est bien lui ! Oyez comme il ment ! Voyez comme il rougit dans sa nudité !

C’est pourquoi je prends soin de n’éveiller aucun soupçon. Je m’emploie sans relâche à étouffer la vérité dans l’œuf, à polir mes sourires de façade, ravauder les hardes de ma panoplie… 

Mes mots ne ressemblent pas à l’idée que les gens se font de moi. Ils ont des élans et des noirceurs qui ne siéent pas aux apparences derrière lesquelles je les ai murés. Il m’arrive quand je suis seul de les convier à ma table pour me rassurer, m’assurer qu’ils ne m’ont pas oublié, m’étonner parfois qu’ils soient plus intelligents que moi.

Mais plus j’avance en âge, en vérité plus l’âge s’avance, plus les ombres s’allongent, plus mes mots me pressent. Alors la gorge nouée, je lâche une bribe, une larme, je concède un mot sous le manteau. Mais un mot tout seul ne dit rien, est non avenu, juste un monolithe qui espère une prose, un poème. Je sens bien que mon sac de mots ait des impatiences de mère, qu’il pèse de plus en plus lourd, je sens bien qu’il gonfle, gonfle jusqu’à exploser, jusqu’à noyer le couchant dans une vallée de larmes.

Ce matin au réveil, pris d’un remords d’écriture, nu comme la page blanche du sommeil, j’ai revêtu à nouveau mon habit de mots. Je l’avais délaissé ces derniers temps à cause de toutes les rimes en « esse » qui trouaient mon paletot, remisé l’écharpe et les sanglots entre les pages d’un livre abandonné sur mon bureau.

Au printemps revenu, ce matin sur la grande roue du temps, le jour avait changé de couleur et se moquait des accrocs sur le maillot, des mailles décousues, des entames du cœur : tristesse, tristesse… j’ai trop des mille rimes en esse qui défrisent l’ivresse. … Et cette voix dans mon dos qui dit : « Cesse, cesse mon vieux d’attendre et toujours remettre aux calendes la chanson des mots sur la partition des jours qui restent ».

Dedans le mot ailé, la légèreté de vivre, un pétale, la rosée au matin, un rêve sur le bout de la langue, l’aquarelle d’un poème au premier chant du jour, mais au revers, la fragilité, la chute, et dans le soir qui point, le deuil de la lumière, la complainte du vent qui l’emporta au loin comme amis de Rutebeuf.

J’ai revêtu mon plus bel habit de mots

Pour parler aux arbres et aux oiseaux

Et même aux pierres des chemins

Ce fut un petit bonheur terrestre

Léger comme une pomme de pin

Je marchais oublieux d’être ou ne pas être

Il faisait bon sur la Terre

Un pivert plus musicien que moi

Accompagnait mes impairs

En battant la mesure sur le bois

Écrire encore, chercher des mots au plus près d’une réponse, un salut de clarté à l’orée d’un bois de solitude où l’existence s’attache, chercher encore les mots du secret dans la fêlure du silence, chercher encore le centre du cercle, l’énigme qui gouverne.

             Post-scriptum :

               Mais dites-moi, que pèse un mot dans la balance de l’oubli ?

                Jacques Rolland